Pour moi, poser nue n’a jamais été un projet, un désir, ni même un défi intéressant à relever. C’était tout simplement hors de question. C’était un non-sens, une action impensable, digne de toute sorte de jugements gratuits. Franchement, qui pose nu? Des personnes bizarres, exhibitionnistes, souffrant d’un sérieux manque d’attention.  Des narcissiques, évidemment, des femmes faciles, des gens désespérant de gagner une pièce, des gens pas du tout comme moi. Une amie un peu plus vieille m’a raconté qu’elle avait posé nue plus d’une fois lors de cours de dessin dans des collèges… C’était de l’argent facile et elle se sentait à l’aise de montrer son corps devant un groupe d’étudiants en art. Mais pas moi. Jamais je ne ferais ÇA. Même pas si on m’offrait BEAUCOUP d’argent!

Mais les jugements émis pendant  notre jeunesse ne résistent pas toujours au passage du temps. J’étais dans la trentaine, mariée et déjà mère de plusieurs enfants, quand j’ai constaté à quel point je n’étais pas bien dans ma peau. J’ai proposé de poser nue devant une amie pour essayer de sortir de ma coquille – comme un genre de thérapie -, de briser les murs qui semblaient m’empêcher d’être moi-même, de bouger librement et de m’aimer pleinement.

Le premier essai a été révélateur. Seule avec cette amie à qui je faisais confiance, dans mon propre salon,  je me suis déshabillée, et  je suis alors entrée de plein fouet en collision avec ma honte. Nous n’avons pris qu’une vingtaine de photos sur une période de quinze minutes. Quinze minutes de malaise aigu.

Malgré la voix douce et réconfortante de ma copine, j’étais incapable de bouger, incapable de la regarder, incapable de m’accepter dans la vulnérabilité de ma nudité…  La question n’était  même pas de bien paraître ou non: simplement, poser le geste était désagréable à l’extrême! Ça s’est terminé rapidement et elle a eu la délicatesse de ne pas faire développer ce rouleau de pellicule (c’était juste avant l’époque des caméras numériques), ou, si elle l’a fait, elle ne m’a jamais montré les photos. De toute façon, je ne voulais même pas les voir.

Au moins un an a passé avant que j’ose faire une seconde tentative, cette fois-là avec une autre amie, dehors, dans la nature. J’y ai trouvé une certaine paix, étant nue sous le ciel d’été. Le silence des arbres, le soleil et l’herbe longue sous nos pieds étaient comme de grands bras qui m’accueillaient dans mon état dévêtu. Mais le stress d’être dévoilée, d’être imparfaite, d’être entièrement vue, partout, était encore très présent, et je pouvais à peine bouger. Dans la plupart des photos, je suis couchée sur le dos, les yeux fermés et les bras repliés sur mon ventre. Quelle insécurité! Mais cette fois-là, j’ai constaté un dégagement intérieur après la prise d’images… Quelque chose en-dedans avait bougé subtilement  mais profondément.

J’ai attendu longtemps avant d’agir de nouveau en ce sens, et à ce moment-là, il s’agissait  plutôt de photographier d’autres personnes. Je me sentais à l’aise derrière la caméra, justement parce que je pouvais comprendre la malaise relié au fait d’être devant la caméra. J’ai ainsi su créer un espace de confiance pour ceux qui osaient se montrer nus devant moi. Je ne les dirigeais pas; je ne leur demandais aucune pose en particulier; je leur parlais doucement, racontant parfois mes propres histoires de malaise et d’autres sessions de photo déjà vécues, mais avant tout je les laissais simplement être devant l’œil de l’appareil qui captait des images, sans émotion, sans jugement, sans opinion. L’effet de cette position d’observatrice m’a beaucoup adoucie face à la nudité et au corps en général. Mon cœur s’est ouvert et ma perception a changé à tout jamais car j’ai appris à voir avec compassion la beauté inhérente à la vulnérabilité de tous les corps humains. Peu importait l’âge, la condition, l’ethnie ou les ressentis de la personne qui se trouvait devant moi.

Ça m’a aussi permis de ressentir un peu plus de douceur et de compréhension envers moi-même et ma propre image, et j’ai entrepris de me photographier, seule, tous les jours, en me servant de la minuterie d’une caméra numérique. Cela a duré plusieurs années et m’a permis de faire quelques sessions de photo avec d’autres, en  jouant  le rôle de modèle, et d’être moins paralysée par la chose. Regarder les images à l’ordinateur par la suite était un aspect important de cette pratique. Quand le jugement était particulièrement fort, je prenais des photos mais je ne les regardais pas; je les sauvegardais tout simplement avec les autres. Mais avec le temps, le jugement s’est tu, et les regarder est également devenu guérisseur. Parfois, c’était mieux si un certain laps de temps s’était écoulé. Il reste que c’est la répétition et le fait de me voir sous tous les angles, flatteurs ou non, qui m’a enfin donné une image plus réaliste du corps dans lequel je vivais. C’était comme si je ne l’avais jamais vraiment connu avant de le regarder pleinement, sans protection et sans artifice.

Suis-je guérie pour toujours de ma honte, des fausses images de moi-même, de mes idéaux? Non, mais je me connais beaucoup mieux, je m’accepte de plus en plus et je suis beaucoup moins souvent dans le jugement face au corps des autres. Cela a éveillé un respect profond pour la merveille qu’est la créature humaine et la chance que nous avons tous de marcher sur cette terre, d’interagir les uns avec les autres et d’explorer le monde autour de nous grâce à cette incroyable machine biologique qu’est notre corps. Regarder avec amour est une pratique et non un acquis, et comme toute pratique, si on s’éloigne, on oublie.

Alors, tout en étant très consciente des difficultés qui peuvent se présenter et du nombre de blessures portées par l’ensemble de l’humanité après plusieurs millénaires de non-respect et d’abus du corps humain, je vous invite à écouter la plus petite voix au fond de vos tripes, celle qui vous pousse sans cesse vers les plus simples vérités de la vie, question de voir si vous aussi, vous êtes prêt-e-s à… OSER POSER NU-E-S!

Colette